Nous appartenons à une drôle d’espèce, la seule à ma connaissance qui ait besoin pour vivre de se raconter des histoires, et qui plus est des histoires qui ne sont pas vraies ou, du moins, qui ne relèvent pas entièrement du réel.

Avant les images satellites, avant Google Maps et tous ces outils qui nous donnent l’illusion de connaître la terre qu’on habite, les cartes étaient dessinées par des hommes. Ce n’était pas une mince affaire. Certains des explorateurs les plus téméraires ou les plus malchanceux y perdaient la vie : il fallait arpenter le territoire armé d’instruments de mesure malcommodes, de grands rouleaux de feuilles, de plumes et de flacons d’encre en notant soigneusement l’emplacement des villes, des villages, des fleuves, rivières, ruisseaux, collines, montagnes, canyons et autres accidents géographiques afin de coucher sur le papier une image qui soit le reflet fidèle du monde. En théorie, du moins.

Car il arrivait notamment que, pour des raisons stratégiques, les découvreurs d’un territoire ne soient point disposés à révéler à leurs rivaux d’autres pays les terres et les chemins qu’ils avaient mis des semaines ou des mois à défricher – pourquoi indiquer à un ennemi la meilleure route pour vous attaquer ? L’intérêt était aussi parfois purement commercial : c’est le cas de la ville d’Agloe, créée de toutes pièces dans les années 1930 par les cartographes de la General Drafting qui la semèrent tel un leurre dans l’État de New York, au beau milieu des verdoyantes montagnes Catskill, et la baptisèrent d’une anagramme des initiales de leurs patrons. Si d’aventure ils retrouvaient la ville sur les cartes de leurs compétiteurs, ils sauraient que ceux-ci, plutôt que de sillonner le terrain, avaient simplement copié leur travail. On ne peut s’empêcher de saluer l’inventivité un peu crasse du stratagème, tout en imaginant la consternation du pauvre voyageur assoiffé ou risquant la panne d’essence qui croit qu’il va bientôt arriver quelque part et qui se rend compte, au lieu dit, que la carte lui a menti. Ces villes imaginaires (Agloe est la plus célèbre, mais pas la seule) étaient nommées villes de papier.

Toutefois – et c’est là que réside la beauté de la chose –, la carte qui fabulait un jour a dit vrai. Un modeste magasin général a ouvert ses portes à l’intersection de la route 206 et de Morton Hill Road, à l’endroit exact indiqué sur les cartes Esso (entreprise cliente de la General Drafting), et a fièrement pris pour nom Agloe General Store. La fiction avait essaimé le réel.

Cette histoire, qui a donné son titre à mes Villes de papier dont elle a aussi inspiré l’un des épisodes, me semble dire quelque chose d’essentiel sur le pouvoir de la fiction. Nous appartenons à une drôle d’espèce, la seule à ma connaissance qui ait besoin pour vivre de se raconter des histoires, et qui plus est des histoires qui ne sont pas vraies ou, du moins, qui ne relèvent pas entièrement du réel. Or ces histoires exercent sur nous une influence aussi importante, sinon plus grande que la réalité qui nous entoure – laquelle, on l’a vu, va même parfois jusqu’à se plier pour épouser leurs contours.

Que les villes de papier restent sagement couchées sur les cartes ou qu’elles surgissent inopinément dans le réel, nous qui habitons Montréal, Rimouski, Boston ou Lyon, vivons un peu parmi les bicoques de Macondo, un peu dans les petites rues ensommeillées de Combray, un peu beaucoup au milieu des moulins à vent de La Manche.

Vous m’objecterez, peut-être, que ces trois lieux ne sont pas égaux ; les deux premiers sont fictifs, le troisième est bien réel : ces moulins que don Quichotte prenait pour des géants existent, on peut encore admirer une douzaine d’entre eux dans le village de Consuegra, où ils se dressent toujours, plus de quatre cents ans après leur construction. Ils occupent pourtant dans notre esprit le même espace que les deux villages de papier. Ce sont tous des pays imaginés – construits par l’invention, le souvenir, l’histoire – et qui appartiennent donc à parts égales au monde et au roman, un peu comme nous, qui faisons notre nid entre les pages des livres, habitants de papier de villes vues en rêve.

Dominique FORTIER

Les villes de papier

Chaque livre en contient cent autres. Ce sont des portes qui s’ouvrent et ne se referment jamais. Emily vit au milieu de cent mille courants d’air. Toujours il lui faut une petite laine.

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